Temtrade-L’Oréal : Une relation de confiance reciproque pendant vingt ans (1974-1994) qui finit dans des « circonstances déshonorantes » pour L’Oreal (PBI) (1995-1999)

Un peu d’histoire

L’Oréal décide en 1974 d’octroyer l’exclusivité des produits Lancôme pour ce qui était alors l’URSS et ses pays satellites (pays de l’Europe de l’Est à économie centralisée) à la société suisse Temtrade.

Fondée à Genève en 1967, Temtrade offrait à L’Oréal une expérience et une opportunité exceptionnelles.

L’expérience

  • le fondateur de Temtrade, Janez Mercun, connaissait le marché et la distribution des produits de beauté de marques occidentales dans les pays de l’Est et de l’URSS ;
  • il connaissait aussi parfaitement le commerce de troc (barter234) et les opérations de troc triangulaires (switch235) qui permettaient aux pays communistes - dont les monnaies n’étaient pas convertibles - de se procurer les devises fortes : dollars, marks, francs suisses... indispensables pour acheter des biens dans les pays occidentaux.

L’opportunité

  • En chargeant Janez Mercun d’aider l’URSS à obtenir des francs français par des opérations barter et switch pour financer l’achat de ses parfums et produits de beauté, L’Oréal se créait une opportunité unique : celle de se faire connaître aux millions de consommateurs de l’Union soviétique et des pays de l’Est qui pouvaient acheter les parfums et cosmétiques de PBI dans leur monnaie nationale.
  • Pour se concrétiser, cette collaboration exigeait de L’Oréal qu’elle créât une structure financière spéciale pour le courant d’affaires de Temtrade : paiement à 90 jours après la liste de connaissement (airwaybill). Celle-ci fut approuvée par François Dalle qui, contrairement à l’avis de ses collègues de la Direction générale, a été le seul à avoir vu que cette opportunité allait assurer à L’Oréal PBI un quasi monopole sur ces marchés. Selon Michel Somnolet, la filiale américaine de L’Oréal aux Etats-Unis, Cosmair, a été construite avec l’argent en provenance des barter et clearing russes236.
  • Jusqu’à l’effondrement des pays à économie centralisée au début des années 1990, les concurrents de L’Oréal ne vendront leurs produits que dans les points de vente réservés à la nomenklatura, aux privilégiés et aux touristes disposant de devises fortes (convertibles) pour se les procurer.

Nous envoyions entre autres vers la patrie de Lénine pas loin de trois millions de flacons de précieux extraits de parfum (1 oz, ½ oz, ¼ oz), soit autant que toutes les marques du marché dans l’ensemble du monde libre durant une année. Quant aux cosmétiques et crèmes, ils se comptaient par dizaines de millions… Nous avons été l’unique entreprise occidentale dans le monde du luxe à réussir en URSS des opérations de cette envergure… Et dans le sillage de la Russie, L’Oréal se déployait le monde entier. Car le trésor de guerre russe nous donnera, jusqu’à la chute du Mur, les ailes financières qui nous permirent d’implanter des marques de cosmétiques françaises jusque dans la plus petite île habitée de la Micronésie. »

Robert Salmon237

Une belle aventure commerciale

En 1974, L’Oréal (PBI) octroie à Temtrade l’exclusivité de la marque Lancôme pour l’URSS et ses pays satellites (République Démocratique Allemande, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie).

Temtrade obtient l’exclusivité des marques Guy Laroche en 1979, Ted Lapidus, Jacques Fath et Cacharel en 1982.

Ces produits sont vendus dans des parfumeries d’Etat (Podarki, Parfumeria) et les grands magasins (GOUM…) où les consommateurs les paient en monnaies locales.

En 1989, à la demande des autorités soviétiques, Temtrade et L’Oréal ouvrent trois boutiques exclusives de grand luxe à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), Moscou et Kiev. Les autorités espéraient qu’elles inciteraient les autres points de vente (tous propriété de l’Etat) à améliorer leur aménagement et leur décoration.

Avènement de la Distribution sélective de L’Oréal en Russie

L’économie de marché s’instaure en 1992 dans ce qui est désormais la Fédération de Russie, suite à l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991 : L’Oréal (PBI) peut envisager de porter cet immense marché à un niveau de qualité, de luxe et de rentabilité proches de celui de la France.

En 1992, Gilles Weil, vice-président de L’Oréal en charge de Parfum et Beauté International, demande personnellement à Janez Mercun d’organiser la vente des marques en Russie selon les principes de la Distribution sélective de L’Oréal pratiquée en France et dans la plupart de ses marchés phares.

Comme L’Oréal estimait qu’un investissement direct en Russie, Biélorussie et Ukraine présentait trop de risques à l’époque, Temtrade a pris à sa charge le financement du déploiement de la Distribution sélective dans ces trois pays.

Distribution sélective

La Distribution sélective est une stratégie de marketing qui se caractérise par une limitation volontaire des points de vente, des emplacements soigneusement choisis, des aménagements luxueux et une politique de prix élevés pour accroître de manière décisive le standing, le prestige et la rentabilité des marques.

Le distributeur officiel est tenu d’en respecter strictement les règles :

  1. Nombre volontairement restreint de points de vente et uniquement à des distributeurs agréés.
  2. Interdiction de vente à des grossistes.
  3. Politique de prix fixée par L’Oréal à des niveaux identiques, voire supérieurs à la France.
  4. Prise en charge de tous les frais de publicité par Temtrade.
  5. Obligation de se conformer aux directives de L’Oréal en matière de décoration des magasins.
  6. Obligation de ne distribuer et vendre que les produits L’Oréal, et non les marques concurrentes, sauf en cas d’accord exprès de L’Oréal.
  7. Obligation d’offrir en permanence un assortiment complet des marques.

En contrepartie, L’Oréal (PBI) s’engage envers son distributeur officiel à ne pas livrer les mêmes produits à des tiers sur les mêmes territoires.

Des produits coûteux et fortement taxés en Russie

Les parfums et cosmétiques sont fortement taxés à leur arrivée en Russie (52%, TVA comprise). En effet, la TVA se règle à l’arrivée en Russie et ce, sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Autre facteur de renchérissement : les frais de marketing et de publicité n’y sont pas déductibles fiscalement.

Les produits vendus par la Distribution sélective de L’Oréal – à des prix identiques, voire supérieurs à la France – étaient donc extrêmement coûteux dans un pays où le pouvoir d’achat reste faible.

Temtrade crée la première chaîne de parfumeries franchisées de Russie

Le réseau des parfumeries agréées de Temtrade en Russie s’est mis en place dès 1992 avec le rachat à l’Etat russe, des trois boutiques de luxe ouvertes à la demande de ce dernier en 1989 à Saint-Pétersbourg, Moscou et Kiev. Elles ont constitué le noyau de ce qui allait devenir la première chaîne de parfumeries franchisées jamais créée en Russie.

L’aménagement et le standing de ces parfumeries étaient dictés par PBI qui en approuvait l’emplacement au cas par cas. Chacune était officiellement identifiée par un macaron certifiant son statut de « parfumerie agréée ». A fin 1997, elles ont encore été aménagées plus luxueusement – aux frais de Temtrade.

Un changement stratégique décidé par L’Oréal s’est produit début 1998 avec l’ouverture des points de vente de Temtrade à des marques concurrentes : Chanel, Christian Dior, Clarins, Clinique, Estée Lauder, Guerlain, Kenzo, Nina Ricci. La Distribution sélective marquait alors le pas, notamment sous la pression du marché noir créé par L’Oréal !

Les produits [L’Oréal] PBI sont vendus par l’intermédiaire de M. Mercun qui leur présente une belle image ».

Patrick Chalhoub, Marché russe, 22 mai 1997

Enfin, … la distribution sélective se met en place… avec des magasins de grande qualité, et ce, malgré la crise ».

Gilles Weil à Janez Mercun, 5 mai 1999

À fin 1998, cette chaîne à l’enseigne de L’Escale comptait 68 magasins-cathédrales, shops & corners de luxe. De 1988 à 1998, l’investissement de Temtrade a été de CHF 10.5 millions.

Sources:

  • Janez Mercun, La distribution sélective en Russie aujourd’hui : un mélange de mythes et de villages Potemkine. Discours prononcé à Moscou le 17 mars 2001. Cosmétique News Forum 2001, Moscou, 15-17 mars 2001.
  • Sophie Coignard, Romain Gubert, L’oligarchie des incapables, p. 205-206. Albin Michel, Paris 2012.
  • Laurence Feyrat, Emilie Veyretout, La parfumerie s’emballe pour les effluves venus de Russie, Madame Figaro, 24 Janvier 2017.
  • Attestation des investissements de Temtrade en Russiecf.
  • Correspondance, Gilles Weil-Janez Mercun.
  • Patrick Chalhoub, Marché russe, 22 mai 1997.

Janez Mercun

Janez Mercun naît en 1931 à Ljubljana (Slovénie). Son père est endocrinologue, sa mère, enseignante.

Dissident politique, il est expulsé, en avril 1952, de toutes les universités de Yougoslavie par le tribunal disciplinaire de l’Université de Ljubljana. Emprisonné pour dissémination d’opinions anticommunistes238 de juin 1952 à décembre 1953, il est autorisé à reprendre ses études de droit à la condition que ce ne soit ni à Ljubljana ni à Zagreb. Il obtient sa licence en droit en 1958 à l’Université de Belgrade.

Par lettre du 10 juillet 2000, le recteur de l’Université de Ljubljana, le Prof. Dr Joze Mencinger, lui présente formellement ses excuses, au nom de l’Université et de la Faculté de droit, pour les persécutions dont il avait été l’objet sous le régime communiste239 .

De 1954 à 1964, parallèlement à ses études, Janez Mercun travaille à Belgrade pour une agence étatique représentant des sociétés étrangères ; il s’y occupe de la distribution des marques de Gillette, Cheseborough-Pond’s, Elisabeth Arden, Helena Rubinstein, Sony et Storeys of Lancaster en Yougoslavie.

En 1964, Chesebrough-Pond’s l’engage à son siège international de Genève dont il dirige la Région Moyen-Orient et Pays de l’Est jusqu’en 1970.

Il fonde Temtrade SA en 1967 à Genève.

Etabli à Genève depuis 1964, il devient citoyen suisse en 1984. Dans ses écritures, L’Oréal a estimé élégant de rappeler qu’il était un ancien ressortissant des pays de l’Est.

Temtrade SA

Fondée à Genève en 1967 par Janez Mercun qui en a été l’actionnaire unique depuis 1970 et le président-directeur général jusqu’à sa liquidation par suite de cessation volontaire d’activité en 2008, Temtrade est, dans un premier temps, le distributeur exclusif de Chesebrough-Pond’s, Schick et Johnson Wax pour l’Union Soviétique et l’Europe de l’Est.

De 1974 à fin 1999, la société est l’agent exclusif des grandes marques de L’Oréal (PBI) : Lancôme, Guy Laroche, Giorgio Armani, Paloma Picasso, etc. en URSS et la plupart des pays de l’Est.

En 1985, Temtrade ouvre en Inde, avec un partenaire local, une  joint venture, Baccarose Perfumes and Beauty Products, spécialisée dans le conditionnement de produits L’Oréal (PBI) pour le marché russe.

En 1989, les autorités soviétiques demandent à Temtrade et L’Oréal d’ouvrir trois boutiques de luxe, vendant exclusivement les marques de PBI, à Leningrad (Saint-Pétersbourg), Moscou et Kiev.

Temtrade les rachète en 1992 après l’instauration d’une économie de marché : elles forment le noyau de ce qui devient progressivement la première chaîne de parfumeries franchisées de Russie, Ukraine et Biélorussie.

En 1998, cette chaîne à l’enseigne de L’Escale, financée à 100% par Temtrade, comptait 68 points de vente au standing imposé par L’Oréal qui avait, à fin janvier 1998, décidé de les ouvrir à des marques concurrentes : Chanel, Christian Dior, Clarins, Clinique, Estée Lauder, Guerlain, Kenzo, Nina Ricci.

Impact du marché noir russe sur l’activité de Temtrade

  • Les professionnels estiment généralement que le marché normal d’un produit court un danger systémique dès que le marché parallèle atteint plus de 30% de celui-ci. Le marché noir de L’Oréal a atteint en quelques mois 100% du marché officiel de la Distribution sélective, si bien que le chiffre d’affaires de Temtrade a été ruiné en moins de trois ans.

Impact du marché noir russe sur le C.A. des parfumeries agréées de L’Oréal PBI

Graphique impact

 

L’Escale cesse de vendre les marques PBI au 31 décembre 1999, à la fin des relations contractuelles entre Temtrade et L’Oréal. Les ventes des produits d’autres marques se poursuivent jusqu’en 2003, lorsque Temtrade vend ses 68 points de vente.

Temtrade SA, Genève, au 31 décembre 1999

  Temtrade
Genève
Tementec
Sumiswald (CH)
Temde
Moscou
Temde Kiev Temde
Minsk
Capital CHF
10 millions
CHF
10 millions
USD
1 million
USD
650’000
USD
300’000
Effectif 17 Env. 95 65 34 12

Activité industrielle

Temtrade avait aussi un volet industriel avec une usine à Sumiswald (Canton de Berne, Suisse) : Temmentec A.G. (capital : 10 millions de francs suisses). Elle fabriquait les produits de beauté Rivoli et Daurey (marques de Temtrade), des produits en vrac pour de grandes marques internationales (La Prairie, Boucheron, Cartier…) ainsi que des produits de nettoyage domestique. L’usine a été vendue en 2005.

2018

Temtrade SA est actuellement en liquidation par suite de cessation volontaire d’activité.

234 Echange des marchandises du vendeur contre celles de l’acheteur.

235 Les vendeurs acceptent des paiements en devises non-convertibles de la part des acheteurs.

236 Communication personnelle.

237 Robert Salmon, De L’Oréal à Lhassa, itinéraire d’un iconoclaste, Le Passeur Editeur, Paris, 2016, p. 48. Né en 1935, ancien vice-président de L’Oréal, il est actuellement consultant de nombreux groupes de luxe. Membre de la World Future Society, il donne des conférences dans le monde entier.

238 En termes juridiques yougoslaves : opinions contre les intérêts du peuple.

239 Correspondance Prof. Dr Joze Mencinger-Janez Mercun, juillet-août 2000, cf.