Aspects juridiques

Les contrats d’exclusivité avec Temtrade

En URSS et dans les pays du bloc soviétique, Temtrade travaillait avec L’Oréal sur la base de contrats d’exclusivité datant de 1974, 1979 et 1982. En tant que mandataire, Temtrade était rémunérée à la commission. Pour le courant d’affaires résultant des opérations de barter221 et switch222 prises à son initiative jusqu’à l’effondrement du communisme, elle était rémunérée par les marges dégagées.

En 1992, suite à l’avènement d’une économie de marché en Russie, Biélorussie et Ukraine,  L’Oréal a mandaté Temtrade pour y déployer la Distribution sélective de ses marques de luxe. Deux ans plus tard, en 1994, les relations entre les deux sociétés ont été entièrement refondues en trois contrats d’exclusivité de trois ans chacun :

  • Territoires exclusifs : Russie, Biélorussie, Ukraine.
  • Marques exclusives : Paloma Picasso, Armani, Giorgio Armani, Lancôme, Guy Laroche, Cacharel, Fidji, Anaïs Anaïs...
  • Les produits des marques de Temtrade : Rivoli, Daurey, dont les prix étaient inférieurs à ceux de PBI, ont été autorisés à la vente dans le circuit de la Distribution sélective pour attirer une clientèle plus nombreuse par une gamme de prix plus diversifiée.
  • Un contrat supplémentaire a été signé début 1995 pour la marque Ralph Lauren, L’Oréal étant devenue détentrice des droits mondiaux d’exploitation de la marque.
  • Dès 1992, Temtrade travailla pour PBI comme acheteur indépendant dont la rémunération provient des marges sur les ventes.

En février 1997, les contrats ont été reconduits pour trois ans au 31 décembre 1999. Une nouvelle disposition contractuelle introduite alors stipulait qu’ils ne seraient plus reconductibles tacitement à leur échéance et qu’ils pourraient être résiliés avec un préavis d’un an.

Crise ouverte avec L’Oréal

Le marché noir russe frappe de plein fouet les ventes de Temtrade en Russie dès la fin de 1995. Le climat entre les deux sociétés s’en trouve profondément altéré, d’autant que L’Oréal PBI ne donne aucune suite aux diverses propositions de Temtrade pour en contrer l’impact sur la Distribution sélective.

Les événements se précipitent en novembre 1997. Temtrade reçoit, anonymement, deux documents postés à Genève qui confirment ses soupçons sur le rôle de L’Oréal sur le marché noir russe : le rapport de Guillaume Sanchez, responsable de la Protection des marchés de L’Oréal (PBI), intitulé Risque de diversion Moyen-Orient (3 avril 1997), et un mémorandum de Jean-Claude Bonnefoi, directeur de Parmobel à Dubaï (8 avril 1997).

Le 24 novembre 1997223, Temtrade informe Gilles Weil des deux documents reçus quelques jours plus tôt, lui rappelle que ses lettres de mai et de juillet au sujet du marché noir sont restées sans réponse, réclame des indemnités pour le préjudice subi et fait une série de propositions concrètes, dont des adaptations de prix, pour lutter contre le marché noir.

Quelques jours plus tard, Temtrade transmet à Gilles Weil copie des deux documents reçus anonymement.

Le 17 décembre 1997, une réunion entre Me Jean-Marie Degueldre, conseil de L’Oréal, et Temtrade se tient à Genève : elle est le préambule aux négociations qui aboutiront à la signature d’un Avenant aux contrats d’exclusivité Temtrade à fin janvier 1998.

Le compte-rendu de cette réunion a fait l’objet d’une note que Me Degueldre adresse à Gilles Weil et Pascal Castres Saint-Martin.

La Note de Me Jean-Marie Degueldre

Datée du 6 janvier 1998, la Note du conseil de L’Oréal à deux des dirigeants les plus haut placés de PBI est un document capital.

→ Elle explique et justifie la mise en place d’un marché noir par L’Oréal et l’adoption des méthodes de travail des partenaires qu’elle a choisis au sein du crime organisé russe ; elle esquisse une marche à suivre que le management de L’Oréal allait suivre à la lettre.

Il est étonnant de voir un homme de loi, Me Jean-Marie Degueldre

  • justifier par des raisons économiques le marché noir décidé par la direction générale de L’Oréal
  • justifier que L’Oréal fasse l’impasse sur ses obligations contractuelles envers son distributeur officiel Temtrade
  • promouvoir une pratique des affaires permettant aux opérateurs du marché noir de faire leurs marges hors de Russie
  • estimer que le renouvellement des contrats Temtrade pour trois ans au début de 1997 a été une erreur.

De plus, Me Degueldre estime que Janez Mercun est un incapable parce qu’il n’aurait pas vu l’apparition d’un nouveau circuit de distribution – le réseau des kiosques – alors qu’il mettait en place la Distribution sélective de L’Oréal.

La réalité est bien différente : Janez Mercun a refusé les propositions de L’Oréal de travailler avec ses nouveaux partenaires en raison de leur réputation plus que douteuse. Il a eu plus de scrupules que L’Oréal.

Cette note montre aussi que Gilles Weil et Gérard Guyot-Jeannin ont élaboré et signé l’Avenant aux contrats Temtrade quelques semaines plus tard, le 30 janvier 1998 en étant tous deux conscients

  • qu’ils organisaient un marché noir
  • qu’ils violaient les contrats d’exclusivité avec Temtrade
  • du caractère douteux de l’Avenant.

L’Avenant étant resté sans effet sur, Temtrade alla jusqu’à proposer, en décembre 1998, une contremesure radicale : baisser unilatéralement ses marges et les prix de 21 articles, sans en modifier le prix d’achat à L’Oréal, ce que Gilles Weil refusa. Il n’avait manifestement aucun intérêt pour combattre le marché noir ou même, qu’il prenne fin.

L’Avenant du 30 Janvier 1998

Cet Avenant224 est signé le 30 janvier 1998 par Gilles Weil et Gérard Guyot-Jeannin, pour PBI, et Janez Mercun, pour Temtrade.

Il se fonde sur les deux principes suivants :

  • « les parties reconnaissent et constatent que les marchés russe, biélorusse et ukrainien sont perméables à la distribution parallèle et que PBI ne peut plus garantir que des produits ne soient pas introduits sur ces territoires concédés par d’autres circuits ».
  • « PBI est incapable d’en assurer le contrôle ». Cette affirmation de L’Oréal aurait été correcte si le problème avait été un marché gris (parallèle), mais elle est mensongère pour un marché noir, d’autant plus qu’en travaillant avec Vladimir Nekrasov et Camasa-Moscou, L’Oréal s’était assuré le quasi- monopole du marché noir russe.

Corrects par rapport à la connaissance que Temtrade avait alors de la situation, ces deux principes se sont avérés déconnectés de la réalité au vu de ce que Temtrade allait découvrir ultérieurement par ses propres investigations : que Gilles Weil et Gérard Guyot-Jeannin étaient directement impliqués dans le marché noir.

De plus, Temtrade obtient des indemnités de 20 millions de francs français (env. 3 millions d’euros) « pour tout préjudice que [Temtrade] a pu subir, ou subirait, ou pourrait invoquer à l’encontre de PBI tant pour la période contractuelle courue jusqu’ [alors] que pour tous les préjudices qu’elle pourrait subir jusqu’à l’expiration de ses contrats, soit le 31 décembre 1999, qui résulteraient d’importations parallèles ».

  • «  En conséquence », indique encore l’Avenant, « , il est précisé et convenu que si des agents venaient à livrer, ou à vendre des marchandises livrées à ces agents par PBI ou ses filiales sur le territoire, Temtrade ne pourra en aucun cas engager une quelconque action ou instance à l’encontre de PBI ou de ses filiales pour les ventes effectuées sur le territoire par ces agents … »
  • « La seule obligation de PBI et de ses filiales… est désormais de ne pas livrer directement sur le territoire concédés des produits à des distributeurs tiers aux contrats jusqu’au 31 décembre 1999. Seul le non respect de cette obligation pourra permettre à Temtrade de faire valoir ses droits relatifs à l’exclusivité ».

For juridique

L’Avenant stipule que tous les litiges entre les parties seront de la compétence du Tribunal de Commerce de Paris. La loi applicable sera la loi suisse.

Deux ans de malentendus

La signature de cet Avenant était logique dans l’hypothèse où les parties souhaitaient effectivement restaurer un circuit de distribution gravement menacé par un marché noir de grande ampleur.

Déposition sous serment de Gilles Weil :

Nous avons signé un accord fin 1998* qui stipulait que nous nous donnerions un maximum de chances pour améliorer cette situation et que nous lui donnerions une compensation de l’ordre de 20 millions de francs. »

* Erreur de date volontaire ?

Procès-verbal, cf.

La suite des événements a montré que tel n’a pas été le cas.

Extrait du Témoignage d’Olivier Carrobourg (Cf.) :

Serge Guisset m’a informé que le différend commercial avec M. Mercun avait été réglé par un chèque de 20 millions de francs en janvier 1998. Mais je n’ai [pas] reçu d’ordre de faire arrêter les circuits mis en place au départ de Dubaï pour faire du chiffre d’affaires sur la Russie. »

  • Le 23 mars 1998, moins de deux mois après près la signature de l’Avenant, les douanes belges saisissent 6.5 tonnes de parfums et cosmétiques de PBI transitant par l’aéroport de Bruxelles entre Dubaï et Moscou225.
  • En septembre 1998, L’Oréal (PBI) rejette les « allégations gratuites… sans produire aucun commencement de preuve de faits [allégués]»226 qui lui avaient été présentées par Temtrade et son avocat, constatant la recrudescence de l’activité du marché noir.
  • Le 5 mai 1999, Gilles Weil écrivait ce qui suit à Janez Mercun : « Nous ne pouvons que confirmer que nous n’avons jamais livré, ni Arbat Prestige, ni Omega, et vous [Temtrade] renvoyer à la disposition 1 de l’Avenant… par lequel nous avions constaté, d’un commun accord, que PBI ne pouvait pas garantir que des produits ne soient pas introduits sur les territoires concédés par des circuits parallèles… Le problème des importations parallèles a été longuement débattu entre nous… et nous avons trouvé un accord amiable avec l’avenant du 30 janvier 1998… »

Temtrade devait ultérieurement découvrir que les dirigeants de L’Oréal (PBI) avec lesquels elle avait négocié et signé cet Avenant étaient précisément les instigateurs mêmes du marché noir !

Résiliation des contrats

Le 28 décembre 1998, L’Oréal (PBI) résilie les contrats avec Temtrade avec un préavis d’un an, soit au 31 décembre 1999. Cette décision avait déjà été mentionnée, avec six mois d’avance, dans le point 2. du contrat Star Beauté signé à Paris le 19 juin 1998.

Le 18 janvier 1999, Janez Mercun, PDG de Temtrade écrit à Lindsay Owen-Jones, alors président directeur général de L’Oréal :

Nous mettrons fin à notre collaboration dans des circonstances que j’estime déshonorantes pour votre Société…. PBI, en dépit des termes de notre contrat, a organisé les ventes sur le marché gris de Russie et d’Ukraine… à l’initiative de responsables du Moyen-Orient, de l’Europe de l’Est et de l’Ex-Union Soviétique proches de la Direction Générale de votre Société… »

  • Le 16 avril 1999, chargé par Lindsay Owen-Jones de répondre à cette lettre, Pascal Castres Saint-Martin est revenu sur la réunion du 9 septembre qu’il avait eue avec Janez Mercun :

Vous aviez souhaité me rencontrer le 9 Septembre 1998 pour m’exposer que vous déteniez des informations mettant en cause certains collaborateurs de PBI. Force a été de constater, lors de cet entretien que vos informations étaient des allégations gratuites, tant vous même que votre avocat n’ayant pu produire aucun commencement de preuve de faits que vous alléguiez. Concernant la question des importations parallèles, celle-ci a été réglée par la conclusion de l’Avenant en date du 30 janvier 1998. »

 C’est après avoir reçu cette lettre que Janez Mercun et Temtrade ont décidé d’attaquer L’Oréal en faisant appel à tous les moyens juridiques à leur disposition.

Le 23 septembre 1999, Temtrade engage une procédure civile à l’encontre de L’Oréal auprès du Tribunal de commerce de Paris.

Dix-huit ans de procédure

Impasse de la procédure civile (1999-2017)

Dix-huit ans après avoir assigné L’Oréal devant le Tribunal de commerce de Paris, et en dépit d’un recours suivi de quatre recours en révision engagés par Temtrade, la Justice française n’a jamais pu examiner le fond de l’affaire et donc se prononcer sur celle-ci, en raison des artifices de procédure purement formels auxquels a recouru L’Oréal, surtout

1) en fonction des paragraphes 1 et 2 des art. 595, 596 et 603 du Code de procédure civile (recouvrement de pièces décisives), et

2) en exploitant diverses imprécisions de l’Avenant du 30 janvier 1998 : il y est en effet question de marché parallèle et non de marché noir comme les faits l’ont démontré par la suite ; et de livraisons directes sans que celles-ci soient définies.

Bataille sur les pièces et les preuves à fournir

Dans un premier temps, L’Oréal nie toutes les accusations dont elle est l’objet de la part de Temtrade.

Cependant, vu l’accumulation des faits, documents et preuves découverts par Temtrade, L’Oréal finit par admettre, dans ses écritures, l’existence du marché noir russe et en attribue la responsabilité à la défaillance de certains employés de PBI et au rôle joué par Parmobel227 – affirmation mensongère puisque l’organisation de ce marché noir a été dès l’origine un projet de la direction générale au plus haut niveau.

Une situation kafkaïenne 

L’Avenant du 30 janvier 1998 prévoit que si le for juridique était le Tribunal de commerce de Paris, la loi applicable serait la loi suisse. Or, celle-ci oblige la défenderesse – L’Oréal – à produire des documents même s’ils sont en sa défaveur.

L’Oréal a refusé de les produire au motif que la communication de ces pièces touchait directement à ses intérêts légitimes et pouvait porter atteinte au secret des affaires.

Lorsque, le 17 octobre 2007, le Tribunal a examiné le recours en révision de Temtrade, qui avait produit de nouveaux documents prouvant l’implication directe de L’Oréal sur le marché noir russe, Me Georges Jourde, conseil de L’Oréal, s’est félicité pendant l’audience de ce que le droit français, contrairement au droit suisse, n’oblige pas les sociétés à communiquer des documents susceptibles de léser leurs propres intérêts228.

Temtrade s’est donc retrouvée à plusieurs reprises dans une situation kafkaïenne : la Justice la sommait de fournir des preuves qu’elle l’empêchait d’obtenir bien qu’elle reconnût qu’ il y avait lieu de le faire.

Pendant toute la procédure civile, Temtrade n’a pas réussi à briser ce cercle vicieux.

En fin de compte, L’Oréal n’a jamais nié ni les faits ni les pièces du dossier, et n’a jamais répondu de ses actes devant les tribunaux.

221 Echange des marchandises du vendeur contre celles de l’acheteur.

222 Les vendeurs acceptent des paiements en devises non-convertibles de la part des acheteurs.

223 Cf.

224 Reproduit intégralement, cf.

225 Cf. « Saisie de Bruxelles »

226 Selon les termes de Pascal Castres Saint-Martin repris dans sa lettre du 16 avril 1999 à Janez Mercun.

227 Filiale à Chypre et Dubaï, contrôlée par L’Oréal, par laquelle transitait le courant d’affaires du marché noir russe.

228 Communication personnelle.