Finalité du marché noir russe de L’Oréal et sa justification par ses dirigeants

Finalité

Une simple question d’opportunisme commercial ?

Déposition de Serge Guisset, chef opérateur du marché noir :

A ce moment-là et depuis quelque temps déjà, les résultats de Mercun et de la société Temtrade étaient loin d’être satisfaisants alors que la demande y était énorme et nous y avons vu une opportunité commerciale de chiffres et de compensation de ce que M. Mercun ne faisait pas20 ».

Une simple question de stratégie financière ?

En organisant le marché noir de ses produits en Russie, la direction de L’Oréal au plus haut niveau s’est créé un nouveau marché qu’elle exploite en fonction des besoins financiers de la Division Luxe :

En effet, la décision de mener, officieusement, à côté du contrat avec M. Mercun, des affaires sur le marché russe relève d’une décision de la direction de la division. En tant que directeur administratif et financier de Zone… j’ai moi-même été témoin d’une réunion de M. Guisset (alors patron de la Zone) avec M. Guyot-Jeannin ainsi qu’à des échanges avec M. Cabane21. D’ailleurs, ce dernier en personne fixait le niveau de prix (tandis que la direction de la division validait les volumes), ces informations transmises à M. Guisset, puis à moi-même étaient ensuite adressées à Parmobel qui servait de base avancée de logistique (et qui utilisait comme vous le savez des sociétés-écrans du Groupe Chalhoub qui ne faisait que suivre les instructions venant de la direction de Parmobel tant pour les prix que pour les volumes notamment en fonction des besoins financiers de la Division)22 ».

Autre hypothèse évoquée dans la déposition du responsable du marché russe de PBI, Olivier Loustalan : Enrichissement personnel ?

Question : Selon vous, quel pourrait être l’intérêt des dirigeants de PBI à organiser eux-mêmes l’approvisionnement du marché gris en Russie ? »

Réponse : On peut soupçonner qu’il y avait un enrichissement personnel des dirigeants de PBI à organiser le marché gris en Russie, notamment à travers M. Chalhoub qui aurait pu leur verser des commissions. La seule volonté de réaliser un bon chiffre d’affaires ne me paraît pas suffisante23 ».

Justification

Les procès-verbaux résultant de l’interrogatoire des dirigeants de L’Oréal et de PBI par le Juge d’instruction sont aussi intéressants par ce qu’ils ne disent pas que par ce qu’ils révèlent.

Plus on monte dans la hiérarchie, plus la décision de L’Oréal d’alimenter le marché sauvage de la parfumerie en Russie est présentée comme une décision purement commerciale destinée à compenser l’« incapacité » de Janez Mercun à satisfaire la demande « énorme » d’un marché qu’il n’aurait pas vu venir et qu’il ne voulait pas desservir.

Or, ce terme d’incapacité cache tout autre chose. Il permet aux responsables de L’Oréal de ne pas aborder la vraie raison pour laquelle Janez Mercun n’a pas voulu travailler avec Nekrasov : il ne voulait pas se compromettre avec la mafiya russe. De plus, parler d’incapacité permettait aussi au management de L’Oréal d’esquiver la question de l’illégalité du marché noir russe puisqu’il violait les contrats d’exlusivité Temtrade.

Dans leurs dépositions, les dirigeants de L’Oréal se gardent aussi de parler de la Distribution sélective.

  • Puisqu’elle était tenue d’observer les règles très contraignantes de la Distribution sélective : limitation volontaire des points de vente, approbation de chaque magasin et de son emplacement par L’Oréal, offre de produits exclusivement réservée aux marques de PBI...24, Temtrade ne pouvait pas concurrencer à armes égales les opérateurs du marché noir.

Compenser ce que M. Mercun ne faisait pas »

Déposition de Serge Guisset, chef opérateur du marché noir :

A ce moment-là et depuis quelque temps déjà, les résultats de Mercun et de la société Temtrade étaient loin d’être satisfaisants alors que la demande y était énorme et nous y avons vu une opportunité commerciale de chiffres et de compensation de ce que M. Mercun ne faisait pas25 ».

Les républiques en –stan [les ex-républiques soviétiques26] venant massivement acheter à Dubaï, M. Frolet a estimé que nous pouvions via Parmobel y aller franchement puisque nous ne risquions rien, il n’y avait en effet pas d’agent dans ces pays. Dans ce cadre-là, qu’une partie aille en Russie ne le choquait pas, c’était « tant pis pour Mercun » qui ne faisait pas bien son travail et n’allait de toute façon pas être renouvelé27. »

Inefficacité = Inadaptation ( ?)

Dans leurs dépositions sous serment, la plupart des dirigeants de L’Oréal estiment que Janez Mercun était inefficace parce qu’il n’avait pas su s’adapter à l’avènement de marchés concurrentiels ; il se serait habitué au monopole de fait dont il bénéficiait pendant la période communiste :

M. Mercun avait été très efficace mais il n’a pas su s’adapter dans le cadre d’une distribution classique28 ».

Il avait sur la première période le monopole des ventes sur le marché russe via le circuit officiel de la nomenklatura. Quand le marché russe s’est ouvert il a dû ouvrir ses propres boutiques, il en avait trois. Cette mise en concurrence ne lui a pas été bénéfique29 ».

Quant au travail que Mercun aurait pu fournir, nous lui avons demandé à plusieurs reprises de développer son activité, ce qu’il n’a jamais fait, il était incapable de vendre plus30 ».

Une comparaison impossible

L’avis de Lindsay Owen-Jones, PDG de L’Oréal  au moment du marché noir:

La comparaison entre les deux systèmes de vente à savoir du temps de l’Union soviétique et du temps de la Russie est impossible à mes yeux31 ». 

Opinions contradictoires : « Le dynamisme de Temtrade »

Déposition de l’homme de terrain qu’était le responsable direct du marché russe, Olivier Loustalan:

[La Distribution sélective] des produits L’Oréal en Russie, en Biélorussie et en Ukraine par le biais de Temtrade a perduré de 1991 à 1997 et au-delà. Bien entendu l’activité s’est développée avec le temps, Temtrade a ouvert des filiales dans les trois pays susmentionnés, a ouvert progressivement de plus en plus de magasins et a mis en place des équipes commerciales et administratives. C’était un système dynamique.

Nous avons dû arriver à environ 18 magasins répartis sur la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine… Les produits qui alimentaient ces magasins… étaient directement envoyés par PBI aux trois filiales de Temtrade installées en Russie, en Biélorussie et en Ukraine…

Je précise qu’avec la suppression du rideau de fer à la fin des années 1980 et à la fin des centrales d’achat, le chiffre d’affaires en Russie a chuté dans un premier temps de façon extrêmement conséquente. Puis le dynamisme de Temtrade a relancé l’activité et a permis de la développer mais en 1997 nous n’avions pas encore atteint le niveau de chiffre d’affaire réalisé avant la chute du rideau de fer32 ».

Nous comptions sur Temtrade pour trouver des solutions astucieuses de distribution. De plus Temtrade était prêt à investir dans des magasins ce que n’aurait pas fait la filiale de L’Oréal33 ».

Jean-Claude Bonnefoi, directeur de Parmobel jusqu’en 1998:
Personne ne m’a jamais dit que Mercun était inefficace34 ».

Patrick Chalhoub:
Les produits PBI sont vendus par l’intermédiaire de M. Mercun qui leur présente une belle image35 ».

Gilles Weil :
Enfin, … la Distribution sélective se met en place… avec des magasins de grande qualité, et ce, malgré la crise36 ».

Pourquoi Janez Mercun a refusé de travailler avec Vladimir Nekrasov comme le souhaitait PBI

Le refus de M. Mercun vu par Gilles Weil…
Notre ambition était que Temtrade ouvre la distribution aux nouveaux points de distribution, ce qu’il n’a jamais voulu faire. Dans ce cas il n’y aurait jamais eu aucun problème37 ».

Le vrai problème était l’ouverture du marché et l’ouverture d’autres points de vente importants, notamment ceux de M. Nekrasov dont M. Mercun n’a pas voulu se rapprocher38 »

… et par Serge Guisset:
… Nekrasov est un incontournable de la parfumerie dans les pays de l’Est, il a plus de 50 magasins. Mercun ne voulait pas travailler avec lui, s’agissant d’un concurrent39 ».

Argumentation de Temtrade

Il est exact que Temtrade a refusé de travailler avec Vladimir Nekrasov et Arbat Prestige pour les raisons suivantes:

Les rares points de vente d’Arbat Prestige n’étaient pas tenus de se conformer aux règles de la Distribution sélective

  • Vladimir Nekrasov et Arbat Prestige n’avaient en 1998 qu’un seul point de vente, sorte d’entrepôt dans la banlieue de Moscou où ils vendaient aux grossistes, distributeurs (détaillants non-agréés) et trafiquants individuels.
    → Lorsque Patrick Chalhoub rencontra Vladimir Nekrasov à Moscou en mai 1997, celui-ci lui fit visiter les bureaux en pleine rénovation et… [les] entrepôts  d’Arbat Prestige40.
  • Les produits distribués par Arbat Prestige étaient donc vendus fréquemment dans des kiosques, des parfumeries de second ordre, dans le métro, à proximité des WC publics, dans la rue, aux prix du marché noir.
  • Arbat Prestige a ouvert trois magasins à Moscou en 2002. Son essor n’a réellement commencé qu’en 2003. PBI était parfaitement informée de cette situation. Les 50 magasins dont fait état Serge Guisset ont été ouverts entre 2003 et 2006. Aucun d’eux n’a jamais été conforme aux critères de la Distribution sélective que L’Oréal imposait à ses distributeurs et agents.

Une réputation douteuse

  • Nous avons toujours soupçonné que Vladimir Nekrasov et Arbat Prestige faisaient partie de la mafiya russe, dont l’un des membres les plus éminents était Semyon Mogilevich. Ce soupçon s’est confirmé le 23 janvier 2008 avec l’arrestation de MM. Nekrasov et Mogilevich à Moscou, pour fraude fiscale concernant Arbat Prestige. Ils ont été tous les deux libérés en juillet 2009 après avoir fait 18 mois de prison, mais ils ont l’interdiction de voyager. Vladimir Nekrasov a été inculpé pour fraude fiscale massive en complicité avec Semyon Mogilevich.

Présence de Temtrade en Russie

Points de vente en Russie*

En août 1991, Temtrade avait trois magasins principaux dans lesquels 80% des espaces de vente étaient consacrés aux produits des marques PBI : Moscou, Saint-Pétersbourg et Kiev. Au moment de la résiliation des contrats d’exclusivité (28 décembre 1998), Temtrade avait 68 points de vente, shops & corners à l’enseigne de L’Escale : ils formaient la première chaîne de parfumeries et de cosmétiques à avoir vu le jour en Russie, Ukraine et Biélorussie. De cette chaîne, 62 magasins étaient déjà opérationnels en 1996 lorsque L’Oréal a (1) prolongé son contrat avec Temtrade pour trois ans, à partir du 1er janvier 1997 et (2) décidé de créer le marché noir de ses propres produits en Russie en recrutant des entités émanant du crime organisé russe.

* Cf. Attestation des investissements de Temtrade en Russie au 31 décembre 1998.

Règles de la Distribution sélective

  • Nombre volontairement restreint de points de vente et uniquement à des distributeurs agréés.
  • Interdiction de vente à des grossistes.
  • Politique de prix fixée par L’Oréal à des niveaux identiques, voire supérieurs à la France.
  • Prise en charge de tous les frais de publicité par Temtrade.
  • Obligation de se conformer aux directives de L’Oréal en matière de décoration des magasins.
  • Obligation de ne distribuer et vendre que les produits L’Oréal, et non les marques concurrentes, sauf en cas d’accord exprès de L’Oréal.
  • Obligation d’offrir en permanence un assortiment complet de chaque marque.

En contrepartie, L’Oréal (PBI) s’engage envers son distributeur officiel à ne pas livrer les mêmes produits à des tiers sur les mêmes territoires.

Clause de non-concurrence / Ouverture à la concurrence

Jusqu’à fin 1997, Temtrade était liée par une clause de non-concurrence qui l’empêchait de distribuer d’autres marques que celles de PBI. A la demande de L’Oréal, précisée après modification du contrat, Temtrade a introduit des produits concurrents dans ses magasins  (Estée Lauder, Clinique, Chanel, Nina Ricci, Balmain, Guerlain, Kenzo, Christian Dior) tout en réservant toujours un minimum de 40% de l’espace de vente aux produits de PBI.

Les responsables des marques concurrentes n’ont jamais eu à se plaindre de l’inefficacité de Janez Mercun. Ils sont restés fidèles à Temtrade après le 1er janvier 2000, lorsque tous les produits PBI ont été retirés de la vente.

Nevsky Prospekt 64, Leningrad (aujourd’hui Saint-Petersbourg)

Magasin

 

Magasin

 

Magasin

 

Magasin

 

Temtrade a ouvert son premier magasin en Russie, sous le nom de Lancôme Paris, le 1er  mars 1988, à Saint-Pétersbourg (Leningrad à l’époque). Son adresse, Nevsky Prospekt 64, était l’une des plus prestigieuses de la ville.

L’inauguration officielle a eu lieu en présence de Robert Salmon, vice-président du Groupe L’Oréal, Jean-Yves Frolet, fondateur et patron de la Division Luxe, et Olivier Loustalan, 
directeur de la Zone Pays de l’Est.

Temtrade était au bénéfice d’un bail octroyé par l’administration municipale (sous le régime communiste). Surface : 181 m2.

En 1990, le magasin a été entièrement refait, réaménagé avec des espaces de vente ultramodernes et luxueux, doté de nouvelles vitrines et une réduction de la surface réservée à l’administration et au stock.

En 1992, les nouvelles autorités municipales ont mis le magasin en vente dans le cadre d’enchères internationales remportées par Temtrade. Le certificat de privatisation et d’achat par la filiale russe de Temtrade, Temde Moscou, a été signé par Vladimir V. Poutine, à l’époque directeur du Comité des relations extérieures du Bureau du Maire, Anatoli Sobtchak.

Lorsqu’il a été privatisé, le magasin de Temtrade a été renommé L’Escale.

20 Serge Guisset, Procès-verbal, cf.

21 Directeur financier, PBI.

22 Etude du Scellé N° Olivier Carrobourg DEUX (Notes du dossier « Corbeille » de son ordinateur), cf.

23 Olivier Loustalan, Procès-verbal, cf.

24 Voir Encadré

25 Serge Guisset, Procès-verbal, cf.

26 Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, etc. Les dirigeants de L’Oréal préféraient parler d’« ex-républiques soviétiques », de « républiques musulmanes », ou encore de « républiques en –stan » pour éviter le mot « Russie » autant que possible. Les documents disponibles ne mentionnent AUCUNE livraison à destination de ces républiques.

27 Serge Guisset, Procès-verbal, cf.

28 Id., cf.

29 Gilles Weil, Procès-verbal, cf.

30 Gérard Guyot-Jeannin, Procès-verbal, cf.

31 Lindsay Owen-Jones, Procès-verbal, cf.

32 Olivier Loustalan, Procès-verbal, cf.

33 Id., cf.

34 Jean-Claude Bonnefoi Procès-verbal, cf.

35 Patrick Chalhoub, Marché russe, 22 mai 1997.

36 Gilles Weil, Lettre à Temtrade, 5 mai 1999.

37 Gilles Weil, Procès-verbal, cf.

38 Id., cf.

39 Serge Guisset, Procès-verbal, cf.

40 Patrick Chalhoub, Marché russe, 22 mai 1997. Nos italiques.