Guillaume Sanchez
Ancien directeur du Département de protection des marchés de L’Oréal.
PV no 06/00053/06 D111-116 1er Décembre 2006
Points principaux
Quelle était votre fonction exacte au sein de la société L’Oréal en temps que directeur du Département de protection des marchés?
Je devais aider à lutter contre le marché gris et les diverses formes de parasitisme commercial qui perturbaient le réseau officiel de distribution mis en place préalablement par L’Oréal via ses commerciaux et ses juristes principalement… Concrètement j’avais en charge les aspects techniques du système de défense à savoir la traçabilité des produits. Dans le code-barres anti-diversion mis sur chaque produit où est indiquée l’identité du client et la destination nous avions la possibilité de suivre le produit et s’il sortait du circuit officiel de le savoir, et d’en aviser ma hiérarchie.
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Qui étaient vos supérieurs hiérarchiques directs?
Je dépendais directement de Gilles Weil, vice-président de la Division Luxe de L’Oréal… et de son adjoint, directeur général International, M. Gérard Guyot-Jeannin. M. Gilles Weil dépendait lui directement du PDG, M. Lindsay Owen Jones. »
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Pouvez-vous nous décrire le système officiel mis en place par L’Oréal pour diffuser ses produits en Russie (contrats avec les sociétés Temtrade puis Star Beauté)?
Dans le milieu des années 1970, L’Oréal a conclu un contrat avec la société Temtrade, société suisse basée à Genève, afin que cette société lui serve d’intermédiaire pour vendre ses produits en Union Soviétique. Temtrade s’occupait d’une part de trouver les acheteurs en Union Soviétique (des centrales d’achat étatiques) et d’autre part de trouver les devises nécessaires à l’Union Soviétique pour acheter les produits L’Oréal. Par le biais de technique barter (troc) notamment, Temtrade allait dans les pays liés économiquement avec l’Union Soviétique (Egypte, Syrie), s’occupait de vendre pour leur compte des marchandises, et les devises retirées de ces ventes permettaient à l’Union Soviétique d’acheter les produits L’Oréal. Ce système de vente a perduré jusqu’à la fin du régime soviétique… A partir de 1991 environ, Temtrade est devenu le fournisseur officiel des produits L’Oréal en Russie par le biais de contrats de concession de distribution classique sur la CEI (Russie, Biélorussie et Ukraine) ».
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Quand avez-vous constaté l’importance du marché gris de vente de produits L’Oréal en Russie?
J’ai commencé à être alerté sur des mouvements anormaux en termes de qualité qui arrivaient sur le marché russe à compter de 1995. J’ai été alerté par le responsable commercial en charge de la relation avec Temtrade, Olivier Loustalan. Il m’a dit qu’il y avait d’abondantes arrivées de produits L’Oréal sur le marché en Russie. Je me suis mis à enquêter en interne en allant à Dubaï car la rumeur était que les produits qui arrivaient en Russie arrivaient du Moyen-Orient. Comme notre plate-forme au Moyen Orient était Parmobel, c’est tout naturellement que je m’y suis rendu. J’ai rencontré M. Bonnefoi, son No 2 commercial Fadhi Jabour (Syrien de la mouvance Chalhoub), M. Patrick Chalhoub (le fils), M. Michel Chalhoub et divers responsables de la filiale… Je me suis rendu dans le souk également et les petits commerçants locaux m’ont confirmé qu’il y avait un véritable pont aérien entre Dubaï et la Russie pour des marchandises diverses (parfums…). La Russie utilisait à priori des avions militaires et aucun droit de douane n’était payé. J’ai eu confirmation de cette histoire de pont aérien par M. Patrick Chalhoub qui m’a parlé pour la première fois de Vladimir Nekrasov, qui était le détaillant qui montait en Russie sous l’enseigne Arbat. Il achetait des magasins bien placés à Moscou. M. Chalhoub m’a confirmé le démarrage d’un chiffre d’affaires avec la filière de M. Nekrasov et son groupe Arbat Prestige. Je précise que le chiffre d’affaire de Parmobel avait plus ou moins doublé à partir du moment où le courant russe avait émergé. M. Bonnefoi que j’ai interrogé prétendait ne pas être au courant et il m’a livré une explication incriminant sa hiérarchie parisienne de se servir de Parmobel comme société de facturation pour ce courant d’affaire vers la Russie.
En rentrant à Paris j’ai établi un rapport en 1996 sur ces faits que j’ai transmis à M. Weil, M. Guyot-Jeannin, Serge Guisset, N° 2 de PBI (qui a été licencié plus tard).
En menant une enquête interne j’avais réussi à obtenir des informations. Je suis tombé sur le nom de Claudine Kawiak, qui était une femme qui avait travaillé chez L’Oréal et qui apparaissait comme un intermédiaire de courant d’affaire. Je pense qu’elle a dû mettre les gens en relation, au minimum M. Guisset et M. Rechberger. Ce dernier était officiellement notre distributeur dans nos zones franches en Suisse. Officieusement il apparaissait comme le dirigeant d’une société Scapa, basée dans les Îles Vierges Britanniques, qui servait d’intermédiaire dans ce courant d’affaires avec la Russie. J’ai vu un fax envoyé par Scapa pour une commande de produits L’Oréal à destination de la Russie. Je ne me souviens plus comment j’ai eu connaissance de ce fax ni si c’était à Parmobel ou en France.
J’avais réussi à trouver des éléments du circuit ; Arbat en Russie, Rechberger comme intermédiaire et Dubaï d’où partaient les produits. Mon rapport a été accueilli dans la plus parfaite indifférence, personne ne m’en a jamais parlé.
J’ai voulu retourner à Dubaï pour continuer mon enquête car je savais que cela continuait par M. Bonnefoi. A l’époque j’étais convaincu que ces produits qui partaient pour la Russie étaient destinés en fait aux Etats-Unis et autres pays où nous avions des filiales. M Gérard Guyot-Jeannin m’a dit que c’était inutile dans l’immédiat de retourner à Dubaï.
Un an plus tard on m’a proposé une promotion qui ne m’intéressait pas (la direction juridique des parfums Lancôme en France). Suite à mon refus j’ai été licencié un an plus tard environ.
M. Bonnefoi Jean-Claude m’avait également montré les rapports qu’il envoyait à la Direction Générale à Paris concernant l’activité de Parmobel. Je me rappelle que sur ces rapports il y avait les chiffres et les commentaires concernant l’évolution du marché gris en Russie. Ces rapports et le fax dont je vous ai parlé à entête de Scapa sont les seuls documents écrits dont j’ai souvenir dans cette histoire.
J’ai également vu une lettre manuscrite de Mme Awwad Maryse, collaboratrice de M. Chalhoub où il était mentionné des notes prises au cours d’une réunion certainement. Cela récapitulait à attention de M. Pierre Simoncelli, directeur juridique de L’Oréal, l’historique du marché russe. Cela m’a été confirmé par M. Olivier Carrobourg, directeur financier de Parmobel après avoir été directeur financier de PBI. Il a été licencié depuis. Je pense qu’il connaît bien les aspects et logistiques de cette histoire.
En février/mars 1998 nous avons appris par notre filiale belge qu’une énorme quantité de produits L’Oréal en provenance de Dubaï venait d’être saisie à la frontière belge. Il faut savoir que le transport par fret aérien est très rare car onéreux. Les douaniers ont dû penser qu’il s’agissait de contrefaçons. Mon successeur M. Paul Welbes s’est rendu sur place et en revenant il m’a dit que « c’était l’histoire de la Russie ».
Connaissez-vous la société Fitra?
Oui. Cette société, créée à l’origine pour prendre en charge le commerce hors taxes vers les aéroports, appartient intégralement aux Chalhoub. Or d’un seul coup notre chiffre affaire vers Fitra donc vers le marché hors taxes s’est grossi du montant de ce qui était envoyé en Russie. A mon avis Parmobel vendait à Fitra avec une remise anormalement importante, Fitra vendait à son tour vers la Russie. »
Pouvez-vous nous expliquer comment était organisé le système de facturation de ces produits L’Oréal à destination de la Russie via Parmobel et Fitra?
Je ne sais pas. De l’avis de spécialistes (notamment M. Carrobourg) il y avait des choses anomales mais je ne saurais pas vous lesquelles. J’ai compris que L’Oréal ne vendait pas suffisamment cher ses produits.
Que désignent les appellations Fitra II ou Fitra.doc et dans la comptabilité de quelle société peut-on les retrouver?
C’était un nom de code pour masquer le chiffre d’affaire vers la Russie via Fitra.
Que(s) intérêt(s) pourraient avoir les dirigeants de L’Oréal à organiser les ventes de produits L’Oréal sur le marché gris russe?
L’intérêt officiel est évident à savoir augmenter le plus vite possible la part de marché apparente détenue par L’Oréal dans ce pays et le chiffre d’affaires qui l’accompagne naturellement. Ce courant vers la Russie a commencé avec la société Arbat puis il y a eu les sociétés Camasa et Kurs.
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