Olivier Loustalan

Ancien directeur de la Zone Pays de l’Est au sein de PBI.

PV no 06/00053/27 D117-122 13 Décembre 2006

Points principaux

Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistait votre fonction de directeur de Zone Pays de l’Est, poste occupé par vous de 1986 à 1997 ?

De 1986 à 1991 je devais travailler soit directement soit par le biais d’agents avec les centrales d’achat des pays de l’Est.

Nous utilisions des agents quand cela s’avérait nécessaire pour pénétrer les marchés. Par exemple la société Temtrade en URSS car sa spécialité était d’organiser des opérations de compensation, à savoir élaborer des opérations d’échange avec d’autres permettant d’obtenir des allocations de fonds pour l’achat de parfums.

Puis ces centrales d’achat ont disparu.

Nous avons dû mettre sur pied un réseau d’agents pour distribuer les produits dans ces marchés en cours d’organisation. Pour la Russie nous avons négocié avec Temtrade pour qu’ils achètent et installent des magasins à travers la Russie, magasins servant de vitrines à nos produits et de points de vente.

Nous participions aux négociations commerciales menées par Temtrade avec les personnes en Russie, nous formions le personnel, nous l’assistions dans la conception des magasins et la réalisation des travaux. Nous élaborions avec eux toutes les activités marketing et promotionnelles. Nous avons dû arriver à environ 18 magasins répartis sur la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. La difficulté était de vendre des produits de luxe dans un contexte digne de ces produits et avec un service de qualité.

De fait j’étais environ une semaine par mois au minimum en Russie et j’étais en contact très fréquemment avec M. Mercun. Dans mon équipe il y avait deux personnes en charge de la formation du personnel russe. Il y avait une responsable du merchandising qui était Mme Alexandra von Kerssenbrock.

Les produits qui alimentaient ces magasins en Russie étaient directement envoyés par PBI aux trois filiales de Temtrade installées en Russie, en Biélorussie et en Ukraine. Ces produits étaient étiquetés comme tous les autres avec un système de codes-barres permettant d’identifier le client à qui ces produits avaient été livrés.

Les prix de ces produits vendus en Russie étaient à peu près équivalents à ceux de Paris. Il y avait des négociations entre Temtrade et nous pour la fixation de ces prix.

Il y avait un contrat initial d’agent exclusif entre Temtrade et PBI qui donnait à Temtrade tous les droits de distribution exclusifs sur les marchés concernés.

Ce système de distribution des produits L’Oréal en Russie, en Biélorussie et en Ukraine par le biais de Temtrade a perduré de 1991 à 1997 et au-delà. Bien entendu l’activité s’est développée avec le temps, Temtrade a créé trois filiales installées dans les pays susmentionnés, a ouvert progressivement de plus en plus de magasins et a mis en place des équipes locales commerciales et administratives. C’était un système dynamique.

Je précise qu’avec la suppression du rideau de fer à la fin des années 1980 et la fin des centrales d’achat, le chiffre d’affaires de PBI en Russie a chuté dans un premier temps de façon extrêmement conséquente. Puis le dynamisme de Temtrade a relancé l’activité et a permis de la développer mais en 1997 nous n’avions pas encore atteint le niveau de chiffre d’affaire réalisé avant la chute du rideau de fer.

Quels étaient vos supérieurs hiérarchiques directs ?

En 1997 je dépendais de Serge Guisset, qui était le directeur de la Zone Grands Marchés au sein de PBI depuis 7 à 10 ans. La Zone Pays de l’Est lui a été rattachée en 1995 ou 1996.

Au sein de la Zone Grands Marchés il y avait des zones géographiques; la Zone Pays de l’Est dont je m’occupais, la Zone Moyen-Orient avec la filiale de Dubaï Parmobel qui avait un rôle de distributeur sur le Moyen-Orient et il y avait d’autres pays avec des responsables commerciaux: Liban – Syrie…

Au-dessus de M. Guisset il y avait Jean-Yves Frolet, dirigeant de PBI décédé en 1997. Il n’a pas été remplacé pendant deux ans durant lesquels Serge Guisset était directement rattaché au directeur de la Division Luxe, M. Gilles Weil.

Pouvez-vous nous décrire les relations commerciales existant entre PBI et la société Temtrade dirigée par M. Janez Mercun ?

M. Mercun travaillait avec notre agent en Egypte au début des années 1970 qui était M. Mohamed El Beleidy, avec qui il faisait déjà des opérations sur la Russie mais pas avec nos produits. C’est donc M. El Beleidy qui l’a présenté aux responsables de la Division Luxe de l’époque, M. Robert Salmon et M. Frolet, ainsi que M. Demane.

Ce sont ces personnes qui ont décidé de travailler avec Temtrade, M. Mercun proposant de faire ces opérations de compensation pour vendre les produits en Russie. M. Mercun travaillait beaucoup avec l’Egypte, l’Inde et la Syrie, trois pays qui avaient des accords d’échanges commerciaux avec la Russie (ils prévoyaient chaque année ce qu’ils allaient vendre et à quels prix). Ces opérations de compensation permettaient à la Russie de pouvoir acheter les produits L’Oréal division luxe.

Avant M. Mercun les quantités de produits vendues en Russie étaient négligeables.

* *

Pourquoi n’y a-t-il pas eu création d’une filiale en Russie à partir de la chute du rideau de fer ?

Il y avait une filiale en Russie qui existait déjà sous le rideau de fer car L’Oréal pour ses produits grand public fabriquait sur place. Pour la diffusion des produits de luxe le métier est très différent, nous souhaitions garder notre autonomie par rapport à la filiale.

Nous comptions sur Temtrade pour trouver des solutions astucieuses de distribution. De plus, Temtrade était prête à investir dans des magasins ce que n’aurait pas fait la filiale de L’Oréal.

A partir de quelle date avez-vous constaté l’importance du marché gris en Russie pour la vente de produits L’Oréal ?

Il y a eu une accélération très importante à partir de la mi-1996. Au début 1997 le marché gris était énorme.

Il y a eu rapidement du marché gris, à partir de 1993. Nous mettions cela sur le compte de trafics personnels de personnes, qui passaient d’ailleurs beaucoup par Dubaï qui était un haut lieu de tourisme pour les Russes. Ces produits du marché gris étaient vendus dans des petits kiosques qui vendaient un peu de tout: parfums, cassettes, cigarettes… Ils pouvaient être également vendus sur les marchés locaux. En tout état de cause, ce marché gris n’était pas organisé et il était limité en quantité.

Concrètement j’ai constaté l’explosion du marché gris en voyant les quantités de produits L’Oréal luxe sur les marchés de gros où allaient s’approvisionner les propriétaires des kiosques.

Les prix de ces produits proposés sur le marché gris étaient inférieurs à ceux du marché officiel. D’ailleurs à partir de 1997 les prix de gros baissaient ce qui était indicatif d’une arrivée massive de produits de luxe L’Oréal sur le marché gris.

Ce qui était troublant était la rapidité avec laquelle les produits nouveaux lancés en France arrivaient sur le marché gris. Ceci était un signe clair que le marché était passé aux mains de professionnels.

Quand j’ai constaté l’explosion de ce marché gris, j’ai commencé à formuler des réclamations auprès de M. Guisset et de M. Frolet, tout comme Temtrade. Je les ai informés du côté professionnel que semblait prendre ce marché gris. Mon équipe, Temtrade et moi-même, nous achetions régulièrement des produits L’Oréal sur ce marché gris pour identifier le destinataire initial au vu de l’étiquetage.

La réponse que j’obtenais du service de la protection des marchés (M. Guillaume Sanchez) était toujours la même à savoir que ces produits étaient destinés à Parmobel. Il y avait un côté normal car nous savions que Dubaï était une plaque tournante « normale » des petits trafics, beaucoup de Russes s’y rendant pour le tourisme. Il y avait néanmoins un côté anormal à savoir les quantités énormes de produits qui arrivaient en Russie et qui ne pouvaient pas être l’œuvre de simples particuliers et également la rapidité à laquelle les produits nouveaux lancés en France arrivaient en Russie.

Au début de l’année 1997, j’ai détecté sur un marché de gros des quantités énormes d’un produit Magie Noire, un parfum dont presque les seuls consommateurs étaient les Russes à travers le monde. J’ai découvert des cartons entiers de ces produits chez un grossiste.

Quand les grossistes russes étaient questionnés par des employés de Temtrade, ils leur disaient qu’ils étaient approvisionnés mais pas directement par la société Arbat Prestige dirigée par M Nekrasov. Moi je ne pouvais pas interroger ces grossistes directement car ils ne m’auraient pas répondu.

Concrètement je n’ai jamais pu vérifier si leurs dires étaient vrais. Leurs témoignages se recoupaient néanmoins avec ce que me disaient mes confrères de Dior, Givenchy… à savoir qu’Arbat Prestige était un intervenant clef dans le marché gris des parfums.

Avez-vous fait part de vos constations à votre hiérarchie et quelle a été la réaction de cette dernière ?

J’ai effectivement parlé à M. Guisset de mes découvertes en lui expliquant l’évolution du marché. J’ai dû faire une notre écrite à ce sujet. Il y avait le service de la protection des marchés qui faisait le compte-rendu des produits rachetés sur les marchés de gros en Russie et analysés.

Temtrade faisait également des comptes-rendus écrits adressés aux dirigeants de PBI.

Il est difficile de quantifier la baisse de chiffre d’affaire induite par le marché gris. Par contre il est clair que la distribution sauvage de quantités importantes de produits avait un impact sur les ventes dans les magasins. Par rapport à la politique de protection de l’image des produits, cette présence massive de produits sur le marché gris était très néfaste.

Finalement en 1997 j’ai découvert le pot aux roses car un ami de PBI M. Basset, directeur administratif de la Zone Grands Marchés, m’a fourni une facture à entête de PBI destinée à Parmobel avec la mention contre marque Fitra. Il y avait sur cette facture des quantités importantes de parfums en petite taille et manifestement destinées à la Russie comme par exemple le parfum Magie Noire qui était exclusivement vendu en Russie. Il était tombé par hasard sur cette facture.

A vu de cette facture, j’ai compris qu’il y avait un trafic organisé de marchandises dans lequel étaient impliquées PBI et Parmobel. On faisait sans me le dire des affaires sur la Russie. La mention « Fitra » ne me disait rien, j’ignorais qu’il s’agissait d’une société.

A partir de là j’ai été voir M. Guisset et M. Carrobourg, directeur financier de la Zone Grands Marchés pour demander des explications. Ils ne m’ont pas répondu, ne m’ont fourni aucune explication valable.

J’ai également interpellé M. Sanchez de la protection des marchés à ce sujet et je n’ai eu aucune réponse. Au départ il ne m’a rien dit puis il m’a dit qu’il ne pouvait pas me répondre.

A l’époque j’ai acquis la conviction que Serge Guisset et plus largement PBI faisaient des affaires en Russie importantes en se servant du relais Parmobel–Chalhoub pour faire rentrer les produits destinés au marché gris en Russie. Cette activité était tenue secrète, on ne pouvait donc pas la voir si on consultait les fichiers sur ordinateur. Très peu de gens étaient informés de ces facturations.

J’avais également la conviction que Serge Guisset était couvert par la direction de la Division Luxe. Ma conviction à l’heure actuelle est toujours la même. Je pense même que la direction juridique du groupe les couvrait également au vu de la longévité du contrat accordé plus tard à Mme Kawiak, agent exclusif de L’Oréal luxe en Russie.

Avez-vous pu définir précisément le cheminement suivi par les produits L’Oréal de PBI retrouvés sur le marché gris en Russie, Ukraine et Biélorussie ?

Je n’ai pas pu le définir précisément. J’avais le schéma suivant: PBI puis Parmobel et le marché gris en Russie.

Il est vrai que j’étais coupé de l’information car par exemple je n’avais pas accès à ce que faisait le service de la protection des marchés.

Selon vous, quel pourrait être l’intérêt des dirigeants de PBI à organiser eux-mêmes l’approvisionnement du marché gris en Russie ?

On peut soupçonner qu’il y avait un enrichissement personnel des dirigeants de PBI à organiser le marché gris en Russie, notamment à travers M. Chalhoub qui aurait pu leur verser des commissions.

La seule volonté de réaliser un bon chiffre d’affaires ne paraît pas suffisante.

Dans quelles circonstances est intervenu votre licenciement ?

Il est intervenu dans les mois qui ont suivi mes réclamations auprès de M. Guisset. En effet, nous ne pouvions plus nous parler, je savais qu’il me mentait, que la direction me mentait donc nous avons négocié mon départ.

Quand je parle de la direction et des dirigeants de la division luxe, il s’agit à chaque fois de M. Guisset, de M. Weil et de M. Guyot-Jeannin.

Je précise que dans la facture que j’ai vu les prix des parfums vendus par PBI à Parmobel étaient extrêmement bas à savoir une remise d’environ 70% sur le prix de vente tarif sachant que la remise consentie à Temtrade était de 45%.

Ceci signifie que dans ce circuit il y avait des marges très considérables qui étaient prises sachant que les dépenses étaient limitées; pas frais de distribution, pas de droits de douane, pas de frais personnel.

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